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L'encyclique Caritas in veritate, entre tradition chrétienne et monde moderne.

L'encyclique Caritas in veritate, entre tradition chrétienne et monde moderne
Martin Schlag

I.Introduction

En 1895, Georg Jellinek a publié la première édition de son livre « La déclaration des droits de l'homme et du citoyen »1. La teneur de l'ouvrage a fait l'objet d'une polémique enflammée. Jellinek soutient que tant la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen de 1789 que celle des Etats-Unis (et, par là, les diverses déclarations rédigées dans le monde occidental) sont, en dernier ressort, le fruit des luttes pour garantir la liberté religieuse. « L'idée d'établir légalement des droits de l'homme indiscutables innés et sacrés n'est pas d'origine politique, mais religieuse. Ce que l'on avait jusqu'alors considéré comme œuvre de la révolution est, en réalité, le fruit de la réforme protestante et des conflits qui en ont découlé ».2. Je ne suis pas, à l'heure présente, en mesure d'analyser si le contenu d'une telle thèse, séduisant à plus d'un titre, est correct. Ce à quoi je m'attache, c'est de mettre en lumière un aspect que suppose la thèse de Jellinek: « Y a-t-il une continuité substantielle entre la tradition chrétienne et le monde moderne? Ou, au contraire, la modernité est-elle due à la rupture et à la discontinuité d'avec cette tradition chrétienne? ».3.

Max Weber, en exposant sa thèse dans l'ouvrage « L'éthique protestante et l' « esprit » du capitalisme » 4, s'est trouvé notablement influencé par l'œuvre de Jellinek. Weber transforme le matériel historique constitutionnel en modèle d'explication des évolutions sociales en général. Il affirmait substantiellement que les forces matérielles et économiques ne sont pas les seules à changer le monde, mais qu'il y a aussi les forces religieuses, et que ces dernières, s'agissant de la société occidentale industrielle, ont eu leur influence concrète sur la question. 5.

L'Encyclique du Pape Benoît XVI, quoique ne dépendant pas, explicitement, de Max Weber, en inscrit les affirmations dans un contexte plus large, par une argumentation qui ne s'avère pas simple à comprendre en première lecture. 6. Dans les pages qui suivent, nous allons tenter d'exposer la thèse selon laquelle Benoît XVI, dans l'Encyclique veritas in caritate, cherche les éléments de la tradition chrétienne qui pourraient être utiles à l'économie moderne, dont la fin se doit d'être, selon le document du Pape, le développement intégral de l'homme.

Caritas in veritate est quantitativement l'encyclique sociale la plus étendue de l'histoire, tout en n'étant pas en reste pour ce qui est de sa teneur. Elle soulève de nombreuses questions à même d'entraîner un changement de mode de pensée et de susciter des points de vue novateurs.

Dans la présente introduction à l'encyclique, j'aimerais mettre en avant deux des points dont l'importance me paraît particulièrement à souligner.
Le premier de ces points consiste en ce que l'on appelle « l'orientation anthropologique » de la doctrine sociale de l'Eglise soulignée par l'encyclique.7. Benoît XVI, en effet, affirme que « la question sociale s'est radicalement transformée en une question anthropologique ».8. Le souverain Pontife emploie ces paroles s'agissant surtout de la rationalité technique. Cette rationalité, qui ne serait qu'instrumentale, ne pourrait couvrir toute la superficie de l'humain. Si la raison connaît les choses exclusivement en tant que moyens qui peuvent s'employer, on perd la possibilité de les contempler aussi comme fins. « Savoir » et « connaître » s'identifient, fréquemment à un « savoir ce que l'on peut faire avec quelque chose ».9. Un recours excessif aux mathématiques et l'emploi exagéré de méthodes économétriques en économie font que parfois, l'on ne tient déjà plus compte du sens humain évident de l'ouvrage.10. Il est question du désir de créer une science « exacte » comme les sciences naturelles dans un milieu où cela ne se peut, nommément dans le milieu de la personne humaine, de son activité sociale et économique, du développement humain intégral, etc. Chacune de ces réalités exige une méthode différente. Bien plus, c'est le pourquoi de l'emploi de telle ou de telle méthode qui devrait en lui-même constituer l'objet de l'étude. Ce n'est pas à la méthode de décider de l'objet à étudier. Comme il n'en est pas ainsi, il se produit ce que Spaemann définit comme la fin d'une prétendue « pureté scientifique »; la science moderne a éliminé progressivement les anthropomorphismes, au point que l'homme même s'est transformé en un « anthropomorphisme ».11. Pour dépasser cette orientation Benoît XVI a recours à des termes comme « gratuité », « don », « relationnel», »réciprocité »... dont il va être question ci-dessous.

Le second point que j'aimerais souligner se rapporte au statut épistémologique de la doctrine sociale de l'Eglise.12. Cette doctrine est sûrement théologie, et concrètement théologie morale. Mais elle n'est pas que théologie (en tant que fondée sur la Révélation) , mais encore anthropologie (comme philosophie fondée sur la raison humaine). Et, comme elle parle au nom de la raison, l'Eglise peut réclamer un espace public. Bien plus, « la doctrine sociale de l'Eglise est née pour revendiquer un « statut de citoyenneté » de la religion chrétienne.13.

Nous allons maintenant considérer la relation qui existe entre la Tradition chrétienne et le monde moderne et voir, lié à cet aspect, le caractère de continuité et de discontinuité dans la doctrine sociale.

Dans l'encyclique, Benoît XVI écrit: « La relation entre Populorum Progressio et le Concile Vatican II ne représente pas une fissure entre le Magistère social de Paul VI et celui des Pontifes qui l'ont précédé, puisque le Concile approfondit ledit magistère dans la continuité de la vie de l'Eglise. En ce sens, certaines subdivisions abstraites de la doctrine sociale de l'Eglise appliquent aux enseignements sociaux du Pontife des catégories qui lui sont étrangères et ne contribuent pas à la clarifier. Il n'y a pas deux types de doctrine sociale différents, un préconciliaire et un postconciliaire . Il y a un enseignement unique, cohérent et en même temps toujours nouveau. Il est juste de signaler les particularités de telle ou telle encyclique, de l'enseignement de tel ou tel Pontife, mais sans jamais perdre de vue la cohérence de tout le corps doctrinal dans son ensemble. Cohérence n'est synonyme de fermeture, mais bien fidélité dynamique à une lumière reçue. La doctrine sociale de l'Eglise illumine d'une clarté inchangée les problèmes toujours nouveaux qui surviennent ». 14.

Dans les notes de pied de page du présent paragraphe on cite, en même temps que l'encyclique « Sollicitudo rei socialis », le discours que benoît XVI a prononcé devant les membres de la Curie romaine le 22 décembre 2005.
Le Pape s'y réfère à l'interprétation correcte des nouveaux cadrages qui résultent du Concile. Le Pape s'intéresse fondamentalement au problème de la transformation et de la permanence. Iil oppose à « l'herméneutique de la discontinuité et de la rupture » une « herméneutique de la réforme », soulignant le renouvellement dans la continuité de l'unique sujet-Eglise. Ce second type d'herméneutique serait celui que le Concile Vatican II a proposé, celui qui devrait rétablir la relation entre l'Eglise et la modernité et, par tant, la façon correcte d'interprétation. Il est certain que dans le Concile on a détecté la nécessité de faire de grands pas de réforme, et, par tant, de mener à bien des changements afin d'arriver à une nouvelle configuration de l'Eglise. Le Pape énonce trois points nouveaux de référence pour l'Eglise: la relation de la foi et de l'Eglise devant les sciences de la nature, l'Etat libéral et les autres religions. « Il est clair que dans tous ces secteurs, qui, dans leur ensemble forment un seul problème, il pourrait émerger une certaine forme de discontinuité. Il est encore clair que, dans un certain sens, s'était de fait manifestée une discontinuité dans laquelle, néanmoins, une fois établies les distinctions à établir entre les situations historiques concrètes et leurs exigences, il apparaissait que l'on n'avait pas abandonné la continuité dans les principes (…). Le Concile Vatican II, avec la nouvelle définition de la relation entre la foi de l'Eglise et certains éléments essentiels de la pensée moderne, a révisé et même corrigé certaines décisions historiques, mais, dans cette discontinuité apparente, a maintenu et approfondi sa nature intime et sa vraie identité ». 15.

Ces pas ont été faits en plein accord avec ce que le Christ a enseigné, en reprenant un héritage déjà profondément enraciné dans l'Eglise. 16.

II. Doctrine sociale catholique et ordre économique libéral

Dans le discours de décembre dont il a été question ci-dessus, le Pape se réfère explicitement aux relations avec les sciences de la nature, avec l'Etat libéral moderne et avec les autres religions. Quel est le rôle joué par l'économie libérale moderne et quelle en est l'importance? Le Pape Benoît XVI l'a-t-elle implicitement incluse en parlant de la pensée moderne? Sinon, l'a-t-il délibérément omise en énumérant les thèmes de relation concrète entre la foi et la pensée humaine? Est ce que par hasard ce n'était pas un devoir de l'Eglise que de s'occuper de la modernité de l'économie?

A première vue, il peut paraître que le Pape a exclu l'économie des thèmes et problèmes où il était arrivé à une réconciliation entre foi et raison. Un tel jugement résulte peut être de la conférence donnée le 23 novembre 1985. Joseph Ratzinger s'y est montré décidément critique à l'égard du libéralisme économique.17. Dans ladite conférence, il a tenu à affirmer que le système économique libéral capitaliste ne pouvait être accepté sans critique, même pas en admettant toutes les corrections qu'on lui avait apportées dés son apparition. En même temps, le futur pontife rejetait aussi le marxisme. Sa critique du libéralisme économique s'adresse à une tradition qui …